Anguis fragilis Linneaus, 1758.
L'Orvet fragile.

Femelle à la queue sectionnée. (Forêt de Haguenau Bas-Rhin)
 

Textes et photos Vincent NOËL
 
Publié le 28/18/2014.
 

Dès l’école, on apprend qu’il existe des « lézards sans pattes » que l’on nomme aussi apodes. L’orvet en fait partie et pourtant, beaucoup de gens le confondent avec un serpent ou même… un ver de terre !

 

Ce lézard est un anguimorphe de la famille des Anguidés (sous-famille des anguinés) et appartient au genre Anguis. Longtemps ce fut la seule espèce du genre, même si elle était scindée en sous-espèces, dont la validité était souvent discutée. La répartition du taxon couvrait alors presque toute l'Europe, de la France à la Russie. Cette zone de répartition sera quasiment coupée en deux avec l’érection de la sous-espèce colchica au rang d’espèce en 2010 et qui occupe l'Europe de l'est, puis avec la résurrection d’Anguis veronensis pour les populations italiennes en 2013... sans oublier les populations grecques également considérées comme des espèces à part entière.

 

Aujourd’hui, l'espèce Anguis fragilis au sens strict occupe essentiellement l’Europe de l’ouest et centrale (voir l’article sur le genre Anguis). En France, la quasi-totalité des populations appartiennent à Anguis fragilis à l’exception de celles du sud-est de la côte d’Azur qui sont liées à Anguis veronensis.

 

 Le taxon Anguis fragilis Linnaeus, 1758 fait partie des rares noms donnés par Karl Linné restés valides de nos jours. Par rapport à d’autres espèces, sa taxinomie a peu évolué hormis la description de nouvelles espèces, il y a donc peu de synonymes. Il faut dire que cet animal n’a pas d’équivalent en Europe et qu’il est difficile de le confondre avec un autre lézard.

 

L’espèce ne comporte pas de sous-espèces ; elle en eut, mais toutes sont aujourd’hui considérées comme des espèces à part entière.

 

L’épithète fragilis qui a donné le nom commun « orvet fragile », fait allusion à la fragilité de sa queue qui rompt quand elle est saisie par un agresseur (autotomie). Il est également nommé « serpent de verre », et pas seulement en France puisque les anglophones nomment les anguidés apodes : glass lizards. Ce nom viendrait aussi de la fragilité de sa queue et aurait donné – ou proviendrait – de l’idée que sa queue éclate comme du verre… ce qui est faux, elle se sectionne net laissant un bout de queue intacte et mobile pendant quelques secondes après l'autotomie. Les germanophones, eux, le nomment blindechsen, ce qui signifie « lézard aveugle », un nom là aussi erroné car même s’il a de petits yeux en comparaison avec ceux d’un serpent, l’orvet n’est absolument pas aveugle. Le nom français orvet provient aussi de cette croyance en la cécité de ce lézard, puisqu'il dériverait du latin orbus qui signifie aveugle. Les italiens le nomment « orbettino », on devine ici bine la lien avec le mot latin.

 

Bon nombre de croyances planent au-dessus de cette inoffensive petite bête : Beck, dans « L’aquarium et le terrarium » (1944), relate une croyance locale qui montre l’orvet comme « la septième fille de la vipère », plus venimeux que le serpent. Mais toutes ne sont pas négatives : dans les Deux-Sèvres on lui prêtait la capacité de siffler pour prévenir les paysans de la présence d'une vipère. Une croyance souvent attribué à différents lézards et qui a donné le nom de « sauvegarde » à certains d'entre eux et pas seulement en Europe ( les grands tégus d’Amérique du sud par exemple).

 

Il est facile d’identifier un orvet et de le différentier des serpents qui vivent en Europe de l’ouest. C'est un lézard mesurant en général 30-40 cm (rarement jusque 50 cm), la queue représentant plus de la moitié de cette longueur... si elle est entière ! Car on observe très souvent des spécimens ayant perdu leur queue. Elle repousse certes, mais reste très courte (moins de 3 cm) et perd sa mobilité ainsi que sa faculté d’autotomie. Alors que chez beaucoup de lézards les mâles sont plus grands que les femelle, chez l'orvet c'est l'inverse : les femelles sont généralement plus longues que les mâles.

Mis à part l’absence de pattes et un corps longiligne, lisse et brillant, l’orvet ne ressemble pas à une couleuvre ni à une vipère. La tête d’abord : elle est petite et fine, peu distincte du cou alors que celle des serpents d’Europe de l’ouest est généralement large avec un cou fin. Les yeux sont petits et possèdent des paupières mobiles et opaques alors que ceux des serpents, en plus d’être plus grands, semblent ne pas avoir de paupières (en fait elle est fixe, translucide et recouvre les yeux) : bref un orvet peut vous faire un clin d’œil, pas un serpent. La langue de l’orvet est bifide comme celle des ophidiens ou des varans mais elle est bien plus courte. Cette langue « fourchue » joue le rôle « d’épuisette à odeurs » qui capte les molécules dans l'air et au sol pour les transmettre à l’organe de Jacobson situé dans le palais (vomérolfaction). Comme la langue des serpents ou même la vôtre, c’est un organe mou, qui ne pique pas mais qui rappelle peut-être un peu trop la fourche du diable… D’où sa mauvaise réputation et l’effroi qu’elle provoque…

L’écaillure de l’orvet est légèrement différente de celle des serpents et des autres lézards qu’il côtoie. Les écailles sont assez larges (par rapport aux autres lézards), en forme de losanges mais elles sont plus petites que celles des serpents et ne ne se chevauchent pas. Celles de la tête sont grandes et disposées de manière particulières, chaque type d'écaille portant un nom précis (écaille nasales, labiales supérieures, frontale...). Les écailles ventrales sont petites par rapport à celles des serpents chez qui elles sont très larges.

Bien que ce ne soit pas observable de l’extérieur, le squelette de l’orvet est également très différent. L’orvet conserve des vestiges de pattes et de ceinture scapulaire et pelvienne, totalement non fonctionnels puisqu’il ne se déplace que par reptation. Le crâne est assez robuste, la mâchoire beaucoup moins mobile que celle des serpents. Il possède de petites dents de type pleurodonte. L’orvet n’est pas venimeux bien que ce soit un toxicofère, c’est-à-dire un membre du groupe où la fonction venimeuse est apparue.

 

La coloration de l’orvet dépend de son âge et de son sexe. Les juvéniles ont une coloration jaune doré, les flancs sont bruns à noirs et une fine ligne dorsale noire parcours le dos. Cette coloration se maintient chez la femelle même si le dos devient plutôt gris à beige, la ligne noire dorsale s’estompe parfois, mais de très fines lignes sombres (2 à 4 autour de la ligne vertébrale) longent le dos entre les rangées d’écailles. Le mâle en revanche est uniformément brun.

 

Certains orvets possèdent des petits points bleus très discrets sur le dos : cette particularité a longtemps intrigué les naturalistes… Est-ce saisonnier ? Est-ce propre à une population ou à une zone géographique? Les points bleus sont fréquents chez deux espèces voisines : A. colchica et A. graeca, où ils sont aussi parfois observés chez les femelles. En revanche chez A. fragilis les spécimens à points bleus sont peu communs. Ils sont plus rares encore dans le sud de la France que dans le nord ou en Belgique : En Wallonie, 3% des 2 278 spécimens étudiés par E. Graitson, J. Muratet et P. Geniez étaient porteurs de points bleus, alors que dans les Pyrénées orientales, seul un spécimen à point bleu a été observé sur 1 258 spécimens étudiés. Néanmoins, Graitson & al. estiment que le nombre de spécimens à points bleu est sans doute sous-estimé car c’est un phénomène qui ne s‘observe que chez les mâles d’A. fragilis d’au moins 2 ans (13 cm de longueur museau-cloaque) et en période de reproduction : de début avril à début juin avec un pic en mai. Ainsi, 30% des mâles adultes wallons, en période de reproduction, montrent des points bleus (Graitson & al. 2012).

 
Mâle, notez la coloration unie. (Ingwiller - Bas-Rhin)
Femelle: on voit bien les flancs plus sombre et la ligne noire sur le dos.
 
Femelle vue "de loin", ça ressemble en effet à un serpent mais la très petite tête permet déjà de l'identifier comme un orvet.
 

Anguis fragilis occupe une très vaste répartition en Europe centrale, de l’ouest et du nord. D’après Vacher & Graitson (In Vacher & Geniez 2010) on le rencontre depuis la moitié nord du Portugal et de l’Espagne jusqu’à la côte centre-orientale de la Suède, la frontière germano-polonaise et le nord de la Croatie. Il est présent dans toute la France, le Benelux, le Danemark, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche ainsi que sur les îles britanniques. A l’est de sa répartition, il côtoie Anguis colchica.

En France, l’espèce est commune sur quasiment tout le territoire, seule une zone de moindre abondance voire d’absence se situe au sud-ouest du pays, depuis le sud de la Charente-Maritime jusqu’au Pays Basque où on le retrouve à nouveau. Il est en revanche présent à l’ouest des Landes. Cette zone de faible présence voire d’absence est historiquement connue, toutefois, Ineich (In Lescure & De Massary 2013) estime que la discrétion naturelle de ce lézard peut expliquer certaines lacunes ou mener à une sous-estimation de la densité de ses populations.

On le rencontre aussi sur certaines îles atlantiques : Yeu, Oléron, Ré, Aix et les îles anglo-normandes. A l'extrême sud-ouest du pays (Alpes maritimes), il est remplacé par Anguis veronensis qui atteint là sa limite occidentale de répartition. La délimitation précise entre ces deux taxa reste à affiner car jusqu'en 2013, A. veronensis était considérée comme faisant partie d'A. fragilis.

C’est plutôt une espèce de plaine, mais n’étant pas particulièrement thermophile et vue sa répartition très nordique, il s’adapte parfaitement aux climats d’altitude. Il est présent jusque 2 000 m dans les Pyrénées, 1 582 m dans le massif central, 1 200 m dans le Jura, 800 m dans les Vosges et 1 700 m dans les Alpes (a été observé à 2 100 m dans les Alpes Suisses).

Il est essentiellement terrestre et recherche tous types d’habitats pourvus qu’ils soient riches en végétation, avec une nette préférence pour les zones tapissées de débris végétaux comme les sous-bois où il trouve l’humidité qu’il affectionne. Dans les zones agricoles, il se réfugie dans les haies, les tas de végétaux morts, les talus... C’est également un habitant coutumier des zones « anthropisées » : anciennes décharges, ruines, jardins, voies ferrées…L’orvet a des meurs semi-fouisseurs, appréciant notamment de fouiller le tapis de feuilles mortes qui jonche le sol forestier. C'est un animal calme, qui compte plus sur la discrétion et la dissimulation dans la litière végétale ou dans la végétation que dans la fuite.
 

Il affectionne aussi les fourmilières et peut être observé sous des pierres ou des souches abritant une colonie de fourmis ou même dans les grands édifices des fourmis des bois. Ces insectes sont pourtant réputés pour leur territorialité et leur agressivité, attaquant tout intrus et pouvant laisser des souvenirs cuisant même à de grands animaux comme l'Homme: pourtant l'orvet cohabite fort bien avec elles.

 


Deux orvets découverts sous une souche au milieu d'un couvain de fourmis.


Il est moins thermophile que les lacertidés, fuyant même les fortes chaleurs. Sa température d’activité se situe entre 14 et 29°C avec une température préférentielle autour de 25-26°C. Il n’a ainsi pas besoin de s'exposer longuement au soleil pour être actif et partir en chasse, au contraire, il sort plus volontiers le soir quand il fait frais ou après la pluie.

Insectivore, il chasse uniquement au sol et aime fouiller la litière végétale humide pour y trouver vers, limaces, cloportes, perce-oreilles, chenilles et toutes sortes d’insectes assez lents. Il suit l’activité de ses proies favorites : lombrics et gastéropodes, devenant particulièrement actif par temps humide.
 


Orvet chassant un lombric la nuit.

 

La reproduction se déroule au printemps. Les mâles recherchent alors activement les femelles et combattent les autres mâles. Ces combats sont violents et bruyants. L’accouplement n’est pas des plus tendre non plus, le mâle saisi la femelle en la mordant au niveau de la tête. Il peut durer plusieurs heures (jusque 20h!), se rapprochant en cela de l’accouplement des serpents car d’ordinaire ceux des lézards sont brefs.
 

L’espèce est vivipare : les embryons se développent dans l’utérus de la femelle et sortent formés et autonomes. La viviparité est basique, il n’y a pas d’échanges nutritionnels entre les embryons et le métabolisme de la femelle. Seuls les échanges gazeux et l’hydratation se font. L’alimentation des embryons se fait via le sac vitellin comme chez les espèces ovipares. La femelle met en général au monde moins d’une dizaine de petits qui mesurent entre 7 et 10 cm, mais des portées de plus de 20 jeunes ont été observées. Dès qu'ils sont expulsés du corps de leur mère (parturition), les petits orvets déchirent la membrane fine et transparente qui les enveloppe puis partent à l’aventure… La femelle ne dévore généralement pas ses petits même si des cas de cannibalismes « infanticides » ont été observés en captivité (Davies 1967). Il faut noter que les conditions de captivité sont particulières puisque les jeunes ne peuvent pas se disperser. Il n'y a qu'une portée par an voir une tous les deux ans. En effet, des études ont montré que toutes les femelles observées sur une même population à la même époque ne sont pas gravides.
 

Mis à part les mâles en période de reproduction, l'orvet est un reptile assez sociable. On peut rencontrer plusieurs orvets sous un même abri et la densité de population est parfois très élevée (plusieurs centaines de spécimens à l’hectare). C’est une espèce casanière, qui reste au même endroit tant que les conditions restent favorables. A l’automne, les spécimens peuvent « migrer » pour trouver un site d’hibernation car comme tous les reptiles de milieu tempéré, il passe l'hiver à l'abri et en léthargie. Il arrive qu’un orvet sorte en hiver en cas de radoucissement, surtout dans les régions où les hivers ne sont pas très froids, mais il ne se nourrit généralement pas. Des sites d’hibernation communautaires ont souvent été observés, avec des orvets des deux sexes cohabitant (jusqu’à 100 spécimens), et même d’autres reptiles dont des serpents. Ce n’est pas un comportement extraordinaire : en hiver, il y a une sorte de trêve entre espèces qui d’habitude peuvent se chasser. De toute façon, les températures sont trop basses pour digérer, donc inutile de s’entre-tuer !

 

Tête d'un mâle avec sa langue bifide.

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